La route grimpa encore durant une dizaine de minutes. Puis apparut une longue section plate qui se terminait par une descente en lacet sur Krakoca. Le paysage était désert et grandiose. Des rochers énormes et jaunâtres semblaient avoir été éparpillés par la main d’un géant. Toujours pas d’arbre. Et le soleil.
Yavuz accéléra doucement. Au moment de dépasser le corbillard, il klaxonna plusieurs fois. Puis, passant son bras par la portière, il lui fit signe de s’arrêter. Lui-même se rabattit très vite et stoppa, une centaine de mètres en avant, sur le bas-côté. Aussitôt, il descendit de voiture et se posa sur la route, son sourire le plus engageant aux lèvres.
Le corbillard stoppa à 50 cm derrière la Buick, dans un grincement de freins. Le conducteur n’avait pas l’air rassuré. Il doit croire que je veux lui reprendre son fric, pensa Yavuz. S’approchant de la portière, il se hâta de le rassurer.
— Je roulais derrière quand j’ai vu de la fumée qui sortait de ta roue arrière droite. Tu dois avoir une mâchoire de freins qui bloque.
— Ah kahretsin ! Ça va être gai de démonter avec cette chaleur.
— Je vais te donner un coup de main, proposa Yavuz.
— Tu m’en veux pas pour ce matin ? Tu comprends, la bagnole n’est pas à moi. Mon patron m’aurait viré si j’étais revenu l’arrière cabossé.
— Mais pas du tout, fit Yavuz grand seigneur. C’est mon client qui a payé. J’y ai même gagné.
— Ah bon, fit l’autre, soulagé. Ça m’étonnait aussi que tu aies lâché l’affaire aussi facilement.
Soför Ekrem sortit du corbillard et s’étira. Sa chemise grise était trempée de sueur dans le dos. Il avait une bonne tête avec de grosses lèvres recouvertes de sa grosse moustache grise et des yeux proéminents de grenouille. Il alla à l’arrière, s’agenouilla avec un soupir et envoya le bras sous le véhicule.
Yavuz l’avait suivi. Silencieusement, il avait tiré son lacet de sa poche. Il regarda autour de lui. Aucune voiture ne venait, ni dans un sens, ni dans l’autre.
— C’est marrant, constata Ekrem, le tambour n’est pas chaud. Tu es sûr que c’est la roue droite ?
Brusquement, il eut l’impression qu’une lame de rasoir lui tranchait la gorge. Yavuz venait de passer le lacet autour de son cou. Et maintenant, il serrait, tenant bien en main les deux extrémités. Un genou dans le dos, il empêchait sa victime de se relever. Ekrem griffait sa propre gorge, tentant d’arracher le lacet qui s’enfonçait un peu plus à chaque seconde dans sa chair. Sa vue se brouilla. Il ouvrit la bouche pour hurler, aucun son ne sortit. D’un coup de reins désespéré, il essaya de se relever. Sa tête heurta le bas de caisse et il retomba étourdi. Yavuz en profita et se laissa tomber de tout son poids, tout en continuant à serrer. Le chauffeur eut encore quelques soubresauts, puis se tendit brusquement pour retomber, amorphe. Yavuz serra encore un bon coup pour être sûr. Puis, avec précaution, il enleva son lacet et se releva, un peu essoufflé. Son cœur à nouveau battant normalement, il se repencha sur la masse inerte et rapidement fouilla ses poches. Il trouva les billets qu’il lui avait donnés le matin, rien de plus. Puis il chargea le corps sur son épaule pour le déposer à l’avant de la Ford, derrière le volant. De loin, on pouvait penser à quelqu’un qui faisait la sieste.
Yavuz retourna à sa voiture, ouvrit son coffre et sortit un premier lourd jerrican qu’il traîna jusqu’à l’arrière du corbillard. Il ouvrit la portière du coffre et recula d’un bond : l’odeur était épouvantable. Prenant une grosse respiration et remplissant ses poumons au maximum, il replongea, souleva le couvercle du cercueil, déboucha le jerrican et commença à en verser soigneusement le contenu sur tout le corps, comme un cuisinier consciencieux arroserait un rôti. Le parfum de l’essence lui parut aussi douce que celle des roses d’Ispahan. Quand le jerrican fut vide, il sauta hors du corbillard et retourna à son coffre chercher un deuxième bidon.
Il jeta un rapide coup d’œil à 360°, toujours rien en vue. Il vida le second jerrican à l’avant du corbillard, sur le corps du chauffeur et le siège passager. La banquette absorba une bonne dizaine de litres.
Le troisième et dernier jerrican servit à arroser les pneus et la carrosserie. Yavuz conserva un quart d’essence de ce dernier bidon.
De retour dans la Buick, il manœuvra pour se placer face à la Ford, pare-chocs contre pare-chocs. À l’endroit où le corbillard s’était arrêtée, la route commençait à descendre très légèrement derrière lui. Une ligne droite qui se prolongeait sur une centaine de mètres et se terminait par un virage en épingle à cheveux, surplombant un ravin abrupt de plus de 200 mètres. Un virage dangereux comme indiquaient les panneaux.
Yavuz démarra doucement et accéléra peu à peu afin de pousser la Ford-mortuaire. Ça y est, elle bouge. Il arrêta son moteur et sortit pour écouter attentivement. C’était l’heure où tous les routiers font la sieste, aucun bruit de moteur. Il reprit le dernier jerrican de son coffre et descendit la pente jusqu’à environ 50 mètres. C’était la partie la plus délicate, pourtant, indispensable. Il déboucha le bidon et répandit l’essence qui restait sur la route. Puis, s’éloignant de quelques mètres, il craqua une pochette d’allumettes et la jeta toute entière sur le liquide violacé par le soleil.
L’essence s’enflamma d’un seul coup dans un vlouf bleuté. La chaleur claqua au visage du Turc. Il devait agir vite. Il revint en courant jusqu’à la Buick. Plus bas, l’essence brûlait avec une épaisse fumée noire.
La Buick démarra, toujours pare-chocs contre pare-chocs, poussant le corbillard. Yavuz, en sueur, jeta un coup d’œil dans son rétroviseur. Rien. Les deux véhicules prirent de la vitesse, le vivant poussant les morts. Il restait quarante mètres, trente, vingt. Yavuz accéléra brusquement et freina à fond.
Il y eut un bruit de tôle et contre toute attente, la Buick resta collée à la Ford. Les pare-chocs s’étaient accrochés. Yavuz sentit une sueur glacée dégouliner de ses omoplates. L’essence ne brûlait qu’à quinze mètres de là. Il allait griller comme un poulet. Emporté par son poids et l’élan apporté par la Buick, le corbillard imbibé d’essence entraînait inexorablement la Buick vers la nappe d’essence enflammée avec lui. Dix mètres.
Yavuz appuya de toutes ses forces sur l’accélérateur. Il y eut un horrible craquement de tôles. A nouveau, il freina à fond, arc-bouté sur son volant. Le pare-chocs de la Buick céda. Le corbillard partit brusquement en arrière. En sueur, le Turc le regarda s’approcher des flammes, entendit à nouveau un vlouf sourd. L’apport généreux de l’essence contenu dans la Ford fusionna avec celui répandu au sol et généra une énorme flamme unique. Transformé en brûlot, le corbillard dévalait maintenant seul la route. De plus en plus vite. Il arriva dans le virage et continua tout droit, dans le ravin.
L’essence finissait de brûler sur la route. Yavuz s’approcha du virage et descendit de la Buick, pour voir au bas du ravin. Le brasier générait une épaisse fumée noire qui s’élevait tout droit. Il y eut deux explosions sourdes : deux pneus ; puis une autre qui envoya à vingt mètres, tout l’arrière : le réservoir d’essence et l’homme-grenouille.
On ne risquait pas de retrouver grand-chose. Il sourit, soulagé. La moitié de son boulot était accomplie.
La Buick repartit sur Izmir. Au bas de la côte arriva un camion chargé de madriers qui montait à dix à l’heure. L’accident allait être découvert. En regardant sa montre, Yavuz fut surpris de voir que toute l’affaire n’avait pas pris plus d’un quart d’heure.
***
Quand il s’arrêta devant l’hôtel Sebir, il avait le cœur battant. Si son deuxième client avait disparu avec l’enveloppe, cela allait compliquer énormément les choses. Il entra dans l’hôtel. Il était là. Yavuz souffla.
— Qu’est-ce que vous avez foutu ? rugit Watson en le voyant. Ça fait trois heures que je vous attends !
Yavuz bredouilla des explications techniques au sujet de son radiateur.
— Nous partons tout de suite, promit-il. Je dois encore téléphoner à un ami avant de prendre la route, cinq minutes maximum !
Il s’éclipsa et courut à une cabine de l’hôtel. Il demanda le numéro que le vice-consul lui avait donné. Celui-ci devait attendre près de l’appareil car il décrocha avant la fin de la première sonnerie.
— C’est Durukan Yavuz.
— Alors ?
— J’ai presque tout fini… Il reste un tout petit problème.
— QUOI ! plus un rugissement qu’autre chose.
Yavuz expliqua en quelques mots l’intrusion de Watson dans l’histoire.
— Crétin, hurla Kovalyov. Pour quelques centaines de livres, tu risques ta peau et la mienne ! Puis ajouta entre ses dents : je devrais te tuer ! Si cette enveloppe n’est pas reprise, je ne donnerai pas un kuruş de ta peau, quitte à t’étrangler moi-même.
Un ange passa, comptant une énorme liasse de billets en léchant son pouce pour mieux les séparer.
— …
— N’ajoute rien ! hurla son interlocuteur. Tu vas récupérer cette enveloppe pendant le voyage, ordonna-t-il. Comment s’appelle cet Américain ?
— Watson.
— Il est au Hilton d’Istanbul ?
— Oui !
— Je vais prévoir une solution de secours… Je souhaite pour toi que tout se passe bien. Tu seras contacté ce soir à ton retour à Istanbul.
***
La Buick prit la route du retour.
Yavuz perdu dans ses pensées cherchait une idée pour prendre cette enveloppe des mains de Watson sans que cela tourne en situation explosive entre deux pays amis. On allait arriver dans les montagnes : un petit coin désert… Au point où il en était ! Il ralentit imperceptiblement puis lâcha l’accélérateur. La Buick s’arrêta presque. Il redonna un coup d’accélérateur. La voiture fit un bond en avant.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda l’Américain.
— Le carburateur, je crois. Je vais être obligé de m’arrêter.
— On a déjà tellement de retard, agissez au plus vite ! dit Watson, contrarié.
Yavuz s’arrêta sur le bas-côté, sortit et ouvrit son capot. Il lui fallait attirer ce Watson dehors, et pour la suite il avait son lacet.
Après avoir fourragé quelques secondes dans le moteur, il se dirigea vers l’arrière, avec l’intention de demander un coup de main à son passager. Et lorsqu’il passa la tête à l’intérieur, sa phrase lui resta en travers du gosier : Watson, toujours confortablement assis, tenait un gros pistolet noir dans la main droite.
— Eh, qu’est-ce qui vous prend ? protesta le Turc.
Watson pointait son arme, un gros Colt 45 automatique de l’armée, sur lui.
— Je veux vous éviter des tentations.
Le Turc sourit, crispé.
— Vous n’avez pas très confiance en moi.
— En personne, fit Watson.
Pour la forme, Yavuz trafiqua encore dans son moteur quelques minutes, puis claqua le capot. Il fallait trouver autre chose. C’était une chose d’étrangler un homme par surprise, c’en était une autre de se trouver nez à nez avec un pétard qui fait des trous gros comme le poing.
Les kilomètres passaient vite. À l’endroit où avait basculé le corbillard, il n’y avait plus aucune trace de l’accident. L’incendie s’était éteint.
[à suivre…]
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